L’envol des fritillaires pintades en Aubrac
Sur le plateau de l’Aubrac à plus de 1100 m d’altitude, des étendues d’herbe raide endurent patiemment le long hiver les pieds dans l’eau. Elles dessinent des festons d’un vert grisâtre en soulignant le zigzag de la cote des hautes eaux de la sagne au milieu de la prairie flétrie. Ici le sol est humide en permanence, voire gorgé d’eau dans ses parties les plus basses, la sagne alimentant la praire en période sèche et recueillant le ruissellement naturel des eaux en excédent en période pluvieuse. Au début du mois d’avril, aucun signe de réveil de la végétation sur ces plateaux balayés d’un jour à l’autre par la bise et la neige. Pourtant, en prospectant, le nez au ras du sol, je remarque une feuille différente des touffes de carex drues et piquantes, longue, fine, aiguisée en faux et délicatement enroulée sur sa largeur. Elle flanque une tige grêle prolongée par un bouton à peine renflé : une fleur en gestation. Sa teinte glauque attire le regard dans la masse verte uniforme alentour. Bientôt je repère d’autres pieds de cette inconnue discrète dont les boutons se recourbent avec humilité vers le sol comme le col d’un flamant rose, sans en avoir l’éclat. Il me faudra revenir pour en savoir plus.
Deux semaines ont passé sans laisser de répit à ma curiosité botanique! Me voilà de retour sur l’immense herbage où roulent des nuages gris, avant-garde du printemps, encore refoulés par la morsure du vent hivernal. Il est 10 heures et mes doigts gèlent dans les gants quand j’arpente la rive du ruisseau en quête des boutons mystérieux. Dans le méandre, une dense population végétale prolifère et fleurit: ici le miracle du printemps a eu lieu, une oasis en pleine explosion de vitalité dont la floraison contagieuse envahit progressivement la sagne jusqu’à ses confins. J’assiste enfin au spectacle tant attendu. Je reconnais les plantes fidèles des sources : la populage des marais aux corolles d’un intense jaune safran et aux feuilles luisantes en coeur éclaire par spots la scène voilée par les nuages, relayée par le jaune beurre des primevères élevées, perchées sur leur haute tige, entourées de leurs larges feuilles crénelées. Deci-delà les cardamines des prés tempèrent d’une note rose tendre leur rayonnement lumineux. La populage est toxique autant que la cardamine est comestible: en bon condiment, elle relève de sa saveur piquante les salades printanières qu’elle décore avec ses fleurs. Logique, chacune honore sa famille botanique. Les Renonculacées sont plutôt impropres à la consommation en raison de leur forte teneur en alcaloïdes, alors que les Brassicacées fournissent nos potagers en légumes tels que choux, navets, radis, roquette…
La violette des marais, d’un violet très pâle, a la fleur arrondie comme une bouche en coeur. Au creux de ses feuilles découpées en guipure, la benoite des ruisseaux se concentre sur le déploiement de ses roses miniatures aussi diaphanes que des ailes de Gazé.
Cependant la saison accorde incontestablement aux fleurs jaunes le privilège de régner sur la prairie patinée par l’usure des frimas. Une fleur donne le ton, la jonquille d’or. Une nuée d’étoiles essaime sur la prairie, accrochées aux herbes frissonnantes. En passant l’arche du pont de pierre, vers la rive droite, j’oublie vite les quelques bouquets aperçus jusque là, car un champ de jonquilles drape les méandres du ruisseau de sa couleur de miel. Piqués sur cette couronne dorée, des rubis étincellent : mon étonnante inconnue entrouvre enfin sa corolle pourpre en cloche renversée.
Par dizaines, par milliers, elle se répand dans les jonquilles. Moi qui avait compté avec parcimonie quelques boutons, je suis éblouie par la splendide broderie du tapis déroulé à mes pieds. Et quelle fleur! Elle rivalise à égalité avec la jonquille par la taille comme par l’éclat. D’un violet empourpré, elle n’a plus à envier la couleur du flamant rose, et c’est du plumage d’un autre oiseau qu’elle rappelle le motif original : la pintade ! Sur les pétales sont dessinés les carreaux d’un damier, caractère unique dans le monde des fleurs européennes.
Ma belle dame a gagné au jeu son nom de fritillaire pintade (fritillus : cornet de jeu, damier, en latin). Enchantée par cette féérie, je traverse cette marée de fleurs qu’éclaire désormais le soleil émergé de sa couette nuageuse. Mon admiration m’arrête devant un duo de fritillaires. Les fleurs à peine écloses ont une allure de lanterne chinoise et, lorsque un rayon solaire les effleure, leur damier s’illumine d’une lueur sanguine, j’ai l’impression de croiser un coeur qui bat, le coeur de la prairie humide s’éveillant pour un nouveau printemps magique sur l’Aubrac.
(1)Sagne : vient du celte Sagna, désigne un marais
Un peu de botanique
De la famille des Liliacées, la fritillaire pintade ( Fritillaria meleagris) est une plante pérenne qui survit grâce à son bulbe, comme les tulipes. Sa floraison dure environ quinze jours puis, une fois la fleur fanée, la plante se fond dans la foule herbeuse, redevient indistincte, quasiment invisible. Elle n’en est pas moins active car ses feuilles produisent à plein régime l’énergie qui sera stockée dans les réserves du bulbe jusqu’au printemps suivant. Les fritillaires poussent en colonies comme les jonquilles, avec qui elles font alliance , occupant les mêmes habitats : les prairies humides, le lit majeur des cours d’eau, les sagnes, toute surface enherbée cultivée sans engrais ni lisier, ni semée, ni retournée, « à l’ancienne ». Le labour, c’est leur mort assurée ! Le drainage aussi. Je connais une triste prairie où la pose de drains a réduit la colonie à une petite centaine d’individus : les corolles survivantes marquent de leurs cornets les secteurs mal drainés où l’eau stagne encore… La jonquille (Narcissus pseudonarcissus), elle, appartient à la famille des Amaryllidacés qui se caractérise par sa corolle soudée en entonnoir mais aussi par la spathe, sorte de feuille membraneuse, qui encapuchonne le bouton avant son éclosion.
Qu’est-ce qu’une zone humide ?
Selon l’article L. 211-1 du code de l’environnement :
.« on entend par zone humide les terrains, exploités ou non, habituellement inondés ou gorgés d’eau douce, salée ou saumâtre de façon permanente ou temporaire ; la végétation, quand elle existe, y est dominée par des plantes hygrophiles pendant au moins une partie de l’année »
La préservation et la gestion durable des zones humides est déclarée d’intérêt général par le code de l’environnement (article L. 211-3).
L’existence d’une zone humide au sens du livre II du code de l’environnement, est attestée par la réalisation d’un relevé de terrain qui s’appuie sur l’observation du type de sol en place (examen pédologique), ou sur le repérage de plantes indicatrices, ou sur la caractérisation de communautés végétales liées à des habitats typiques. L’arrêté ministériel du 24/06/2008 précise les critères pédologiques et botaniques à prendre en compte et la méthodologie à appliquer pour que cette étude soit conforme.
Le code de l’environnement (articles L. 214-1 et R.214-1), soumet les travaux affectant les zones humides à autorisation ou à déclaration : assèchement, mise en eau, imperméabilisation, remblais.
Attention : la destruction de zones humides est susceptible de poursuites pénales assorties (pouvant aller jusqu’à 18 000 € d’amende) , le cas échéant, de l’obligation de remise en l’état initial des lieux et d’astreintes financières.